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Les ports européens face aux mafias

Dernière mise à jour : 7 mai 2024




Par Gaspard Ghaye


Chaque année, plus de 100 millions de conteneurs et le plus d’un milliard de tonnes de marchandises qu’ils contiennent, transitent par les ports européens en provenance de tous les continents. Parmi ces volumes colossaux se glissent des milliers de tonnes de produits illicites qui suivent les flux de la mondialisation et d’un trafic maritime mondial en constante augmentation. Pour les mafias, l’infiltration des infrastructures portuaires est devenue indispensable pour assurer la part la plus importante de leur revenu : le trafic de stupéfiants. En effet, pour garantir l’importation en continu et à grande échelle de marchandises en provenance d’Amérique du Sud, d’Asie ou du Maghreb vers l’Europe, les organisations criminelles ont investi les portes d’entrée du commerce sur le continent. Elles développent des stratégies pour faire du trafic maritime le vecteur privilégié pour supporter le poids de leurs trafics. Ces mafias profitent du fait que le marché de la cocaïne européen soit en passe de devenir le premier marché mondial avec un chiffre d’affaires d’environ 13 milliards d’euros annuels. Ainsi, pour tromper la surveillance des autorités et préserver leur poumon économique, les moyens entrepris n’ont plus de limites.


Etat des lieux d’une infiltration mafieuse qui a fait du commerce maritime sa cible de choix et s’étale maintenant sur tous les rivages d’Europe, alors que les pouvoirs publics semblent peu à peu sortir d’une forme de déni du phénomène.


Les ports européens : acteurs centraux de l’augmentation des flux légaux et illégaux de marchandises 


Les ports du monde entier et leurs « terminaux conteneurs », qui s’étendent à l’horizon, sont devenus le visage de l’intensification des échanges mondiaux. Il est admis que les ports et le trafic maritime ont été, et cela, depuis des siècles, des moyens prisés de tout type de trafics et de contrebandiers. Néanmoins, l’ampleur qu’ils ont acquise dans l’économie globalisée en fait des outils aussi incontournables que vulnérables. 


Leur gigantisme, le seul port du Havre fait la superficie d’une ville comme Paris, et le nombre d’opérations qu’ils traitent, un conteneur est manutentionné toutes les six secondes sur le port de Rotterdam, répondent à ce rythme effréné des échanges mondiaux. D’un autre côté, leur nature rend les contrôles impossibles de manière systématique ; en témoignent les 2 %, seulement, des conteneurs contrôlés au sein du même port de Rotterdam. Bien sûr, les volumes importants, mais aussi, il existe une crainte de ralentir les cadences de chargement et de déchargement imposées par la mondialisation. 


Les mafias, qui souhaitent répondre à une augmentation de la consommation de drogues et notamment de cocaïne en Europe (3,5 millions de consommateurs européens en 2020, ce qui équivaut à 1,5 % de la population de plus de 15 ans), sont responsables de l’explosion d’un trafic industrialisé qui privilégie et adopte les codes du commerce maritime. L’apparition du phénomène de « conteneurisation » au milieu du XXe siècle entraîne une standardisation qui stimule les échanges et permet d’accélérer le traitement des marchandises, mais aussi aux trafiquants de fondre leurs produits dans des volumes plus difficilement contrôlables.


Les principales plaques tournantes du trafic de stupéfiants sont aussi les principaux ports européens avec en tête les ports de la Northern Range de Rotterdam, Anvers, Hambourg et du Havre, mais aussi des ports du sud, davantage secondaires, sont concernés. A Marseille, Gioia Tauro, Algésiras, Gioia Tauro en Calabre, ou Gênes en Ligurie ; le crime prend de l’importance dans les zones portuaires.


L’objectif recherché par les organisations mafieuses consiste en une limitation des intermédiaires entre les producteurs extra-européens et le consommateur final ; en exploitant les failles de l’économie maritime et de ses structures légales, dans le but de limiter les risques et de maximiser les profits sur le marché transnational de la drogue.


Des stratégies d’infiltration en renouvellement permanent


Pour établir une emprise sur les infrastructures et le commerce maritime, les mafias utilisent différentes stratégies criminelles. La plus courante est celle du « rip on/rip off » qui consiste au placement, avant le départ du navire, d’une cargaison de marchandise dans un conteneur légal, à l’insu de la compagnie maritime. Il est ensuite replacé un scellé neuf et la cargaison est récupérée par des complices dans le port d’arrivée, souvent sans que le destinataire final s’en aperçoive. Pour effectuer ces livraisons, les mafias dépêchent parfois leurs propres membres, comme à Naples et à Gioia Tauro, où la camorra et la ‘ndrangheta disposent de nombreux relais, mais les organisations criminelles ont recours la plupart du temps à la corruption des agents portuaires. Grutiers, dockers, employés de société de logistique et douaniers se voient proposer parfois l’équivalent d’un an de salaire pour remplacer un scellé, échanger deux conteneurs lors d’un contrôle ou vendre leur badge d’accès à certaines zones du port. 


Les mafieux ont aussi recours au piratage informatique pour détourner l’automatisation du triage des conteneurs en modifiant leurs numéros d’identification uniques et cryptés, mis en place pour limiter les interventions manuelles et donc la corruption.


Dans certains cas, l’infiltration criminelle va encore plus loin. Des mafieux créent ou contrôlent des entreprises, en apparence légale, de sous-traitance des activités portuaires pour infiltrer les opérations commerciales. Par ailleurs, des groupes criminels mafieux des Balkans ont créé une filière de formation de membres d’équipages qui visent ensuite à être recrutés par les grands armateurs mondiaux. Le groupe italien MSC recrute nombreux de ses membres d’équipages au Monténégro, formés par les gangs locaux. Des équipages mafieux entiers opèrent alors sur les porte-conteneurs et coordonnent le trafic pour les gangs des Balkans et leurs autres partenaires mafieux. Ils contrôlent indirectement les navires pour mener librement leurs opérations. 


De manière générale, les trajets récurrents effectués par les grandes compagnies maritimes deviennent des autoroutes du trafic sans même qu’elles en soient conscientes. Les autorités sont démunies face à tous ces phénomènes et pâtissent de leur manque de moyens. Les effectifs de douaniers sont trop limités et il en est de même pour leurs matériels avec un ou deux scanners à conteneurs par ports pour analyser des milliers de cargaisons par jour. Les saisies sont donc limitées et résultent, quasi exclusivement, d’enquêtes de longue durée et de signalements d’informateurs. Cependant, cela n’empêche pas les quantités de drogues découvertes et interceptées d’augmenter dans tous les ports européens.


Vers une réaction des pouvoirs publics à l’échelle européenne ?


Le phénomène mafieux dans les ports européens a pris des proportions telles que les autorités ne peuvent plus nier son existence. La médiatisation de plusieurs assassinats et d’agression d’agents portuaires et de dockers à Marseille et au Havre en lien avec la Mocro maffia, les menaces de narcotrafiquants adressées à la famille royale néerlandaise et au ministre de la Justice belge en 2022, la multiplication de « Go fast » sur les côtes espagnoles et de nouvelles saisies records tous les mois en Italie, sont des incidents qui obligent les autorités à agir.


Les opérations conjointes d’Europol et des douanes, mais aussi la pression mise sur les compagnies maritimes, contribuent à freiner les activités des trafiquants avec une vigilance renforcée des acteurs du commerce maritime. 


La plus grande avancée semble être la mise en place en janvier 2024 du partenariat public-privé de l’Alliance des ports à l’échelle de l’Union européenne. Cette initiative vise à réunir tous les acteurs du commerce maritime et des infrastructures portuaires en Europe pour lutter contre le trafic de drogue, la corruption et l’infiltration mafieuse. Une alliance est le moyen privilégié pour éviter une lutte unilatérale contre le phénomène, qui ne ferait que déplacer les arrivées de marchandises illicites de ports en ports. Ce partenariat a aussi pour but d’échanger des informations sur les flux et les trafiquants pour mieux prévenir leur infiltration. Mais face à l’augmentation de la production à l’origine du trafic et de la quantité de stupéfiants acheminés en Europe, c’est la capacité d’endiguement du trafic par les autorités qui sera vraisemblablement mise à l’épreuve.


 

Les ports européens font donc face aux défis sans précédent de l’ampleur de l’importation de stupéfiants et de l’infiltration des infrastructures par des organisations mafieuses. Les stratégies criminelles déployées représentent une menace réelle qui ne se limite pas aux sphères maritimes, mais qui plane sur les économies et les sociétés européennes dans leur intégralité. 

La réponse des pouvoirs publics face à cette situation peine à être efficace et doit encore monter en intensité. La responsabilité des importations de stupéfiants n’est peut-être pas du seul fait des autorités portuaires, mais des états dans leur entièreté. Mobiliser la société civile, qui joue un rôle central dans l’augmentation des trafics et de la consommation de stupéfiants, est un enjeu crucial ; notamment pour éviter l’importation massive de drogues de synthèse et d’opioïdes dans le futur, sur le modèle des réseaux mafieux de transit déjà en places en Europe aujourd’hui.


 

Bibliographie :


Gandilhon, Michel. « La cocaïne, le conteneur et la criminalité transnationale : une menace pour les ports européens », Cahiers de la sécurité et de la justice. 2023, vol.57 no 1. p. 82‑89.

« Comment les mafias infiltrent les ports européens », Le Monde.fr. 25 avril 2023. En ligne : https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/04/25/les-ports-europeens-portes-d-entree-du-narcotrafic_6170870_3224.html [consulté le 28 mars 2024].

« Seven Takeaways From Businessweek’s Cocaine-Smuggling Cover Story », Bloomberg.com. 16 décembre 2022a. En ligne : https://www.bloomberg.com/news/articles/2022-12-16/7-takeaways-from-businessweek-investigation-into-how-drug-lords-infiltrated-msc [consulté le 28 mars 2024].

Cocaïne : l’Europe en passe de devenir le premier marché mondial. 2022b. En ligne : https://www.lepoint.fr/societe/cocaine-l-europe-en-passe-de-devenir-le-premier-marche-mondial-23-11-2022-2498956_23.php [consulté le 28 mars 2024].

« Mafias, organisations criminelles et trafics de stupéfiants en Europe - Futuribles », Blog https://www.futuribles.com/. En ligne : https://www.futuribles.com/mafias-organisations-criminelles-et-trafics-de-stupefiants-en-europe/ [consulté le 28 mars 2024a].

Europol. Joint report of Europol and the Security Steering Committee of the ports of Antwerp, Hamburg/Bremerhaven and Rotterdam. 20 mars 2023. En ligne : https://www.europol.europa.eu/cms/sites/default/files/documents/Europol_Joint-report_Criminal%20networks%20in%20EU%20ports_Public_version.pdf [consulté le 28 mars 2024].

Lancement par l’Union européenne du dispositif « Alliance portuaire européenne », pour mieux combattre le trafic de drogues et la criminalité organisée | MILDECA. En ligne : https://www.drogues.gouv.fr/lancement-par-lunion-europeenne-du-dispositif-alliance-portuaire-europeenne-pour-mieux-combattre-le [consulté le 28 mars 2024b].


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